C'est une brasserie comme il en existe en face de
chaque gare. Elle accueille à la fois les habitués du petit noir sur le zinc et
les voyageurs assoiffés en attente de départ. Elle nourrit aussi copieusement ceux
qui prennent le temps d'y déjeuner ou sont obligés d'y diner en attendant leur
rendez-vous du lendemain. Le rapport qualité/prix est bien en faveur du côté
gustatif.
Je ne la fréquente cependant que rarement, car
elle est située dans mon quartier, et que je suis plus
"habitué" aus zones de chalandise de la périphérie, bien
qu'on y trouve les mêmes enseignes à Lorient, Martigues, Albi, Lille ou
Hérouville St Clair...
C'est donc un jour exceptionnel qui m'y fait
déjeuner, invité par ma chère et tendre qui sort de chez sa coiffeuse préférée,
dont l'établissement est à deux pas.
Notre entrée est saluée par les hommes de
service, en noir et blanc, qui font leur cinéma entre le tables. Du jeune
chauve frisant la quarantaine à l'ancien au regard apparemment absent, mais qui
voit tout et dont les yeux sont des antennes, on y trouve le panorama de tout
le personnel des comptoirs et des salles nappées de coton et de serviettes en
tissu. On est près de la gare certes, mais ici les serviettes de table n'ont
pas laissé leur place aux "lotus" en papier fleuri. C'est dire qu'on
prend soin de votre palais comme de vos lèvres.
Même la patronne, dame patronnesse, aimable et
distinguée, qui se faufile entre les clients, ceux qui partent déjà pour ne pas
rater leurs trains, comme ceux qui fréquentent les lavabos après avoir passé
commande.
Nous sommes guidés vers la banquette qui fait le
tour du mur principal et installés entre deux tables déjà garnies de convives,
mais dont les commandes sont encore en cuisine. Sur ma gauche, deux femmes et
deux hommes qui semblent bien se connaître sans apparaître cependant comme unis
dans un couple. Les conversations que l'acoustique de la salle nous fera
parvenir, de même que pour le couple se trouvant à ma droite nous le
confirmeront : ce sont des "collègues".
Parmi les quatre de "gauche", il y a
la régionale de l'étape, qui connaît bien le nouveau président de l'université,
"un peu jeune pour assumer cette responsabilité" dira-t-elle.
Les trois autres ont l'occasion de se rencontrer régulièrement dans des
"laboratoires", autour de thèmes de recherche qui les conduisent à
parler "des abus de positions dominantes" de certains de
leurs collègues universitaires.
A parier que ce sont des "enseignants du
supérieur" on gagnerait sans doute car leur niveau de
connaissances les a conduit ce jour en ces lieux pour faire partie d'un
jury. Après la choucroute, les profiteroles et le café arrosé de
mirabelle, j'ai une pensée pour les étudiants qui les subiront cette
après-midi. Heureusement ils sont convenus de ne pas intervenir plus de dix
minutes chacun : "ce n'est pas la peine d'en faire autant chaque fois".
Ce n'est pas la peine non plus de manifester trop souvent. "La
dernière fois que j'ai manifesté c'était pour le Hamas, il y a longtemps"
dira l'un d'eux.
Les domaines d'activités des voisins de droite
font aussi l'objet de leurs conversations. Menées à voix plus basse --- ou
est-ce le fait de ma surdité précoce --- ne me permettra pas de
bien saisir leurs secteurs d'intervention. Des mots échangés, des agendas
ouverts sur la table et des dossiers posés contre les pieds de la table
laisseront supposé qu'ils ont chacun "leurs" clients. Mais pas
"toute leur tête" au vu d'un dossier resté sous la table au moment de
leur départ. Je me ferai un devoir de les en alerter pour leur éviter toute
déconvenue.
Tandis que nous dégustons, qui du poisson en
brandade, qui de l'omelette paysanne --- devinez lequel des deux ? ---
les tables encore libres se remplissent et le turn-over des affamés se
poursuit. Arrivées les dernières, deux dames grisonnantes et bien mises
ouvrent leurs boites de pilules et parlent de leurs amis qui collectionnent
les prothèses. Elles sont attentives l'une envers l'autre et se racontent les
messages téléphoniques de leur parenté reçus à l'occasion de la nouvelle
année. L'une s'étonne de n'avoir pas eu des nouvelles de Chantal : "car
si Alain t'a téléphoné, Chantal devait être à côté !" Mais
elles n'en font pas de parano, leurs vies sont assez riches de contacts pour ne
pas se soucier des humeurs de leurs descendants.
Leurs bagages sur la banquette laissent envisager
un retour qui se fera tranquillement dans l'après-midi. Elles seront encore à
table à notre départ. Tout comme le monsieur solitaire servi avant le départ du
cuisinier qui commandera une choucroute, précédée d'un blanc sec en apéritif.
Il est 14h quand nous réglons l'addition qui
confirme notre opinion initiale : nous reviendrons.
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